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Luc Julia

Samsung Electronics

“Il est temps de mettre les pieds sur terre »

Ma rencontre avec Luc Julia, co-créateur de Siri, et aujourd’hui vice-président de Samsung Electronics en charge de l’innovation, à l’occasion de la « digital session » de Natixis.

Le nombre de startups en intelligence artificielle (IA) qui sont évaluées à plus d’un milliard de dollars a presque doublé en 2018, passant ainsi de 9 à 17 par rapport à l’année précédente. De telles entreprises mettent au coeur de leur stratégie le Machine Learning (ML), la vente de logiciels en IA ou encore la fabrication de puce d’accélération d’IA, explique CB Insights.

Chacune d’entre elles répond à un besoin particulier en terme d’IA, et catalyse des tendances industrielles de fond. Ce sont des applications comme la reconnaissance d’image, le langage naturel ou encore l’intelligence prédictive qui vont être ainsi utilisées pour de l’anti-fraude dans la banque, des solutions SaaS dans les services, le diagnostique et l’imagerie médicale, la maintenance prédictive ou encore les plateformes IoT (pour Internet of Things) permettant de faire dialoguer les objets connectés entre eux.

Les disciplines de l’IA sont multiples et connues depuis maintenant soixante ans. Cependant, celle qui se taille la part du lion aujourd’hui est le Deep Learning : elle soutient la majorité des applications sorties sur le marché. En progrès constant, les méthodes classiques d’entrainement des IA (notamment les réseaux neuronaux) transforment les algorithmes en de véritables boites noires pour leurs architectes. Déjà des alternatives arrivent – comme les CapsNets pour travailler à davantage de transparence.

En croissance ainsi infinie, la Technique (et notamment celle de l’IA) maintient et propulse l’Economie. C’est ainsi que les startups en IA totalisent en 2018 29 milliards de dollars de levées de fonds, mais aussi que les géants de l’IT – comme Apple et Google – repoussent les limites de la recherche en Intelligence Artificielle pour rester leaders d’une nouvelle économie dépendante de la Technique.

Trois promesses gouvernent l’idée d’IA repoussant les limites de l’intelligibilité : l’accès aux immenses bases de données, la puissance de calculabilité de nos machines et les méthodes d’auto-apprentissage.

A tel point que 52 experts (chercheurs et leaders industriels) ont déjà alerté sur une IA bientôt hors de tout contrôle pour ses créateurs.

De Stephen Hawking (le célèbre astrophysicien) à Oren Etzioni  (le CEO de l’Allen Institute for Artificial Intelligence – AI2) en passant par Elon Musk (serial entrepreneur), tous s’accordent à penser le pire… Jusqu’à ressortir le mythe de « l’IA forte », celui qui invite à redéfinir la place de l’humanité dans le monde.

Derrières ces alertes il y a surtout un fait qui ressort : la Technique a pris son autonomie sur l’Economie, voire même sur la politique à en croire nos propres leaders.

« L’intelligence artificielle est l’avenir, non seulement pour la Russie, mais pour toute l’humanité. Elle s’accompagne d’opportunités colossales, mais aussi de menaces difficiles à prévoir. Celui qui deviendra le leader dans cette sphère deviendra le chef du monde« , expliquait Vladimir Poutine.

C’est ainsi que j’ai voulu avoir un autre son et comprendre pourquoi la crainte l’emportait dans le traitement médiatique, plutôt que le discours pour une IA positive. Luc Julia, père fondateur de Siri, parmi les cent développeurs les plus marquants au monde est l’auteur justement tout récemment du livre L’intelligence artificielle n’existe pas dans lequel il tente de rationnaliser le concept de l’IA en revenant sur les sources même de cette discipline, à savoir les mathématiques formelles. Entretien.

Bernard Michel : Tout comme Al Gore dans les années 90 avait popularisé l’expression « d’autoroutes informationnelles » pour décrire Internet – et ainsi pointer derrière les enjeux de gouvernance des infrastructures (à l’inverse de ce que pouvait laisser entendre la vision précédente du cyberespace) – aujourd’hui n’est-il temps de démystifier l’intelligence artificielle ? Et pourquoi ?

Luc Julia : Il est temps de mettre les pieds sur terre. Il y a beaucoup de choses qui sont dites, et qui n’ont rien à voir avec ce que font les entreprises et ce qui est pratiqué. Deux choses me gênent profondément aujourd’hui : d’une part ce qui relève de la science fiction car cela génère de la peur irrationnelle, d’autre part les effets que pourrait amener cette peur, comme le fait de bloquer les financements dans l’IA et d’arrêter la pratique telle que nous la connaissons dans les entreprises et les laboratoires, c’est à dire le Machine Learning et le Deep Learning.

Bernard Michel : Le marché de la voix (de la reconnaissance vocale) représente 49 milliards de dollars, et va bien au-delà de l’enceinte intelligente selon les analystes de CB Insights. En tant que père fondateur de SIRI (APPLE), vous travaillez sur l’interface homme-machine est-ce que la voix est la prochaine grande interface?

Luc Julia : Je pense que la voix est une interface qui émerge. Elle est aujourd’hui couramment utilisée et de plus en plus dans notre quotidien. On le voit avec le succès d’Echo (Amazon), par exemple. Elle a l’intérêt de pouvoir communiquer beaucoup d’informations en un minimum de temps. Mais elle n’est pas la «prochaine interface ». Selon moi le vrai sujet demain, ce sera ce que j’appelle les interfaces multimodales – c’est à dire celles qui vont coupler la voix avec d’autres modes d’expression, tels que l’émotion, le toucher et plus largement tout ce que l’on peut détecter chez les humains pour une interaction toujours plus fluide, conviviale et (presque) naturelle.

Bernard Michel : Dans votre ouvrage, L’intelligence artificielle n’existe pas, vous parlez « d’intelligence augmentée » plutôt que « d’intelligence artificielle » : pourquoi faire cette distinction ?

Luc Julia : Je suis censé garder l’acronyme « IA » parce qu’il est entré dans le langage commun. Mais ce qui me pose problème c’est le terme « intelligence ». Alors même que dans les sciences humaines et cognitives, nous ne savons pas définir correctement l’intelligence (par exemple la définition d’Howard Gardner sur les 9 types d’intelligences n’est pas vraiment validée), il est encore plus difficile de conceptualiser une « intelligence artificielle » qui n’est que le « simulacre d’un simulé ». De même, mon propos est de rappeler que tant que les techniques actuelles resteront les mêmes dans l’IA – à savoir les techniques mathématiques et statistiques, le mythe de la création d’une « intelligence généralisée » – autrement dit meilleure que celle de l’humain – est encore plus illogique et irréalisable.

Bernard Michel : Pour mieux comprendre ce dernier point, n’est-ce pas finalement prendre une « leçon » de mathématiques, celle du XXe des formalistes et purs logiciens qui dès le départ avec le théorème d’incomplétude de Gödel introduisaient l’idée de finitude que de vouloir démystifier l’IA ? Sans les sciences cognitives ne disait-on pas dans le milieu de la recherche en IA que l’IA forte, celle de la singularité technologique était de l’ordre de la fiction ?

Luc Julia : Je pense que dès le départ on a essayé de croire que l’on allait pouvoir dépasser la question de la finitude, notamment grâce à Internet et au Big Data. Mais la réalité, c’est que l’IA telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui n’est fondée que sur des méthodes logiques mathématiques et statistiques, des moteurs de règles, systèmes experts ou autres réseaux de neurones qui existent depuis une cinquantaine d’années.

Bernard Michel : Dans votre livre – vous expliquez que l’IA n’est pas une risque pour l’emploi mais va permettre de libérer l’humain de certaine tâches ingrates. Etes-vous un peu Schumpeterien dans votre vision de l’IA ?

Luc Julia : Complètement. En effet, il faut considérer l’intelligence artificielle comme un outil et uniquement un outil. L’IA est un assistant intellectuel, une prothèse. Par ailleurs, les robots ne vont pas remplacer nos emplois car  fondamentalement nous sommes tous survivalistes et nous ferons en sorte de toujours dominer ce monde (de la Technique) et d’apprendre à vivre avec les machines. Quand on regarde dans l’histoire – par exemple les années 1800, la période du luddisme (des « briseurs de machines ») où les métiers à tisser sont venus remplacer les ouvriers dans les manufactures, les emplois ont été supprimés mais de nouveaux emplois dans d’autres usines ont été générés avec de nouvelles taches. Par ailleurs, aujourd’hui on voit que les pays qui ont réussi dans l’industrialisation et l’automatisation – autrement dit l’Allemagne et le Japon – ont un taux de chômage qui est inférieur à la France qui n’a pas réussi à garder ses industries. La France ne doit pas rater le virage de l’IA et notamment de la deep tech.

Bernard Michel : Que manque-t-il à la France ?

Beaucoup d’ingénieurs de la Silicon Valley sont Français et dirigent des laboratoires en IA. Donc nous ne manquons pas de « cerveaux », ni même d’esprit entrepreneurial. Mais, ce que je trouve formidable dans la Silicon Valley, et qu’il manque en France ce sont les investissements qui permettent le changement d’échelle nécessaire à une croissance rapide internationale, à savoir le scale up.