Tribune l’Opinion
« L’Europe et la bataille culturelle des normes extra-financières » par Bertrand Badré, Bernard Michel et Jean-Jacques Barbéris
« Tout processus de normalisation – hier comptable, aujourd’hui « extra »-financier — est darwinien et reflète des rapports de forces. Il pousse à la domination d’un modèle unique »
En 1992 à Rio les dirigeants mondiaux prirent conscience au Sommet de la Terre de l’impact des activités humaines sur la planète. Trente ans plus tard, les critères ESG (Environnement, Social, Gouvernance) s’imposent comme des éléments structurants d’évaluation des entreprises pour l’ensemble de ce qu’il est convenu d’appeler les parties prenantes.
Depuis les Accords de Paris, conclus sur son sol, l’Europe, sans conteste pionnière de la finance durable, est engagée dans une bataille culturelle et politique contre d’autres visions de l’entreprise et des équilibres économiques, financiers et sociaux. Dans un contexte de crise sociale des démocraties libérales, l’Europe doit définir une alternative aux capitalismes à l’anglo-saxonne ou à la chinoise. Car au travers de la définition des indicateurs ESG à retenir pour mesurer la participation des entreprises à la transition se jouent à la fois la définition d’un modèle « antifragile » de l’entreprise, et, tout bonnement, la redéfinition de notre système économique.
L’histoire contemporaine de la normalisation comptable a démontré que la définition européenne de standards d’information financière était indispensable pour ne pas se voir imposer des règles du jeu inadaptées à nos entreprises et à la vision européenne de l’économie de marché. Tout processus de normalisation — hier comptable, aujourd’hui « extra »- financier — est darwinien (Alain Burlaud) et reflète des rapports de forces. Il pousse à la domination d’un modèle unique.
La standardisation de l’information financière a ainsi été historiquement définie pour satisfaire les seuls besoins des investisseurs anglo-saxons, reflétant la prédominance américaine. Pour les normes comptables, la messe est dite depuis longtemps et chacun peut en constater chaque jour les effets dans la gestion des entreprises européennes.
« Les critères ESG sont déjà des boussoles, et deviendront demain des normes : ils constituent de facto pour les marchés et les Etats un enjeu de souveraineté »
Vision. En ce début de décennie décisive pour la transition, l’histoire a une furieuse tendance à bégayer avec les données extra-financières. Aujourd’hui, les entreprises commencent sérieusement à s’engager dans une démarche de responsabilité sociétale. Parallèlement, les investisseurs européens déploient de plus en plus leur capital selon des indicateurs ESG, au point que ceux-ci modifient d’ores et déjà le prix des actifs. Les critères ESG sont déjà des boussoles, et deviendront demain des normes : ils constituent de facto pour les marchés et les Etats un enjeu de souveraineté.
Ne pas laisser d’autres autorités décider de ce qui sera bon ou non pour une entreprise dans la décennie de transition qui s’ouvre, tel est l’enjeu aujourd’hui. Pour cela, l’Europe doit imposer au plus vite sa propre vision de l’entreprise au risque de tourner le dos à son avenir. Les deux fonds d’investissement anglo-saxons qui ont attaqué l’ancien PDG de Danone avaient pourtant exprimé leur adhésion aux principes de responsabilité sociale de l’entreprise. Ils viennent de nous rappeler les différences fondamentales de conception qu’on peut se faire de l’entreprise des deux côtés de l’Atlantique ou de la Manche.
Par ailleurs, le rachat récent de l’ensemble des agences et fournisseurs de données ESG en Europe par des acteurs anglo-saxons constitue une alerte sérieuse dans la bataille normative qui s’ouvre. L’Europe s’engage en partie désarmée sur le terrain industriel des données et des indicateurs ESG. Or, soyons très clairs sur ce point, il n’existe pas de données « neutres » : derrière les critères d’évaluation des entreprises, il y a des choix profondément idéologiques et politiques définissant une vision de l’entreprise et de l’économie de la transition.
« Dans une période en “absence d’époque”, il est temps que nous entrions dans le XXIe siècle avec comme priorité d’adapter notre modèle financier aux risques climatiques »
Respiration artificielle. Le modèle économique et financier que nous espérons tous en capacité de permettre la transition se décide en ce moment. En 2019, 95 % des « milléniaux » se disaient intéressés par l’investissement durable : nul doute que la nouvelle génération « C » (Covid, ou crise) ira encore plus loin et jugera sévèrement les dirigeants d’aujourd’hui qui prennent le risque de faire échouer la transition en ne se battant pas pour imposer des normes extra-financières réellement ambitieuses.
Dans une période en « absence d’époque », il est temps que nous entrions dans le XXIe siècle avec comme priorité d’adapter notre modèle financier aux risques climatiques. Ce dernier doit aujourd’hui se penser en Europe et en trillions. Car, l’entreprise est gigantesque. Il s’agit de passer de 51 milliards à zéro tonnes de gaz à effet de serre. Pourtant, par des stratégies de coopération bien pensées, il pourrait y avoir une notion d’advocacy plus forte, une comptabilité en triple capital et ainsi de nouvelles normes financières communes à l’Europe. S’agissant plus spécifiquement de la décarbonation, on sait aujourd’hui définir le prix d’une tonne de carbone : on saurait donc calculer un bénéfice net par action carbonée d’entreprise, qui pourrait devenir un nouveau référentiel financier.
Un combat idéologique est donc à mener, au service d’une vision de notre avenir commun. L’Europe, aujourd’hui sous respiration artificielle, doit proposer une approche réellement holistique du développement durable où l’enjeu social devrait être précisé, à la façon des objectifs liés au climat. En effet, les initiatives que prendront les Européens sur la question sociale seront essentielles pour proposer au monde un message alternatif aux normes extra-financières anglo-saxonnes.
Bertrand Badré, ancien directeur général de la Banque Mondiale et CEO et fondateur de Blue like an Orange Sustainable Capital ; Bernard Michel, président Viparis et Real Estech Europe ; Jean-Jacques Barbéris, directeur du pôle clients institutionnels et corporates d’Amundi.